Transe-formation. (Erwan)

Les choses étaient confuses autour de lui.
Il voyait des éclats de lumière défiler devant ses yeux. Il pouvait dire qu'il s'agissait de lumière, parce qu'elle était plus claire que le reste et lui faisait mal aux yeux, mais ce n'étaient que des flashs bleus foncés. Ils défilaient si vite qu'il en éprouvait des nausées... ou bien avait-il mal à la tête pour une toute autre raison ? Son cerveau était comprimé, sa boîte crânienne étant trop petite pour contenir sa matière grise en évolution. Ses sens s'émoussaient rapidement : le bleu de la lumière perdait son intensité, le temps retrouvait son cours, et il comprenait qu'un instant en suivait un autre, plutôt que de l'accompagner. Son corps devenait lourd, alors même qu'il perdait en muscles et qu'il aurait dû se sentir plus léger. Son poids devenait plus difficile à supporter, il avait besoin d'un temps d'adaptation pour retrouver son sens de l'équilibre. Son souffle était court, comme s'il avait trop couru, et une sourde douleur au bas de son torse commençait à se réveiller.

Sortir de la forêt, il l'avait fait. Il avait suivi une piste mal découpée à travers les bois mais qui, pour ses yeux aiguisés, était nettement perceptible. Une fois sur le chemin, la piste devint de plus en plus indistincte, mais il parvenait à la suivre, ses pieds sentant pour lui les infléchissements pris par l'allée forestière. Bientôt, il fut incapable de la distinguer et avança à l'avance.
Lorsqu'il sortit de la forêt, les éclats de lumière se calmèrent : des petites lucioles blanches firent leur apparition en face de lui, et il lui fallut un peu de temps avant de comprendre qu'il s'agissait des lampadaires et des fenêtres éclairées d'Aarhus. Il était de retour chez lui. Le concept de « chez lui » avait d'abord été difficile à appréhender : il savait que c'était ainsi qu'il fallait désigner ce lieu, mais pendant un instant, il eut l'angoisse de découvrir qu'il ignorait tout le sens de ces mots. Puis il se rassura lorsqu'il comprit qu'il s'agissait d'un lieu où il était en sécurité, un lieu où il pouvait se cacher, dormir, manger, vivre, sans se faire agresser. Ce n'était pas exactement le cas d'Aarhus, mais c'était le lieu collant le plus à cette définition.
Il frissonna lorsqu'une vague de soulagement teinté de nostalgie s'abattit sur ses épaules. Aarhus. Sa peau retrouva sa couleur hâlée habituelle, plutôt que le gris pachydermique du berserker-éléphant. Il ressemblait désormais à n'importe quel être humain. Lorsque son corps revint à la normale, son esprit fut de retour dans son corps.
Comme si de rien n'était...

Lorsqu'il avait ces absences, Lincoln croyait s'être perdu dans ses pensées pendant le temps qu'avait duré sa transe. Il était beaucoup plus facile de se considérer comme un rêveur plutôt que comme une espèce de monstre dont les instincts se réveillaient dès qu'il se sentait en danger. D'ailleurs, Lincoln ne se souvenait pas d'avoir été danger. Ce souvenir s'était perdu dans les limbes de sa mémoire. Lincoln ne pouvait pas savoir qu'il avait eu peur en étant des bruits derrière lui : ça semblait être assez gros pour être un animal ou être humain, et ça se déplaçait derrière lui. Lincoln ayant été suivi lorsqu'il était plus jeune, ce genre de situation avait le don de mettre ses nerfs à rude épreuve. Rapidement, il avait basculé dans cet instinct meurtrier du berserker qui augmentait sa force et ses réflexes. Lincoln aurait pu écraser quiconque aurait eu l'audace de s'approcher un peu trop de lui. Broyer des os n'était pas difficile pour un berserker. Malheureusement pour lui – et heureusement pour ce qui le suivait – il n'était pas doté d'un flair surdéveloppé et n'avait pu retrouver la personne ou l'animal qui lui avait donné des sueurs froides. Le berserker avait fini par se calmer, estimant qu'il ne courrait plus aucun danger une fois qu'il eut ratissé la zone à la recherche d'une présence hostile, redonnant ainsi place à Lincoln.

« Oh ? s'étonna Lincoln à voix haute. J'ai déjà parcouru tant de chemin ? »

Le jeune homme laissa échapper un rire amusé. Il se disait qu'il sous-estimait clairement ses capacités physiques, car il était capable de parcourir de grandes distances en peu de temps. L'objectif de Lincoln n'avait pas quitté son esprit : il était parti en forêt pour faire son jogging estival – car Lincoln faisait partie de ces personnes qui font particulièrement attention à leur ligne en été. Puisqu'il était un peu essoufflé et avait vraisemblablement un point de côté, Lincoln se dit qu'il avait déjà couru – et à mesure qu'il trouvait des explications logiques pour expliquer ce qui s'était passé, celles-ci devenaient la vérité dans son cerveau embrumé, et rien ni personne n'aurait pu le faire changer d'avis. Lincoln venait de se persuader qu'il avait couru un jogging à travers la forêt.

« Bon, c'est l'heure de rent... » commença Lincoln avant de s'interrompre pour de bon.

Il remarqua un jeune homme qui l'observait un peu trop fixement à son goût à quelques pas de lui. Ils étaient seuls, ce qui rendait sa présence dérangeante, car Lincoln ne savait pas ce que l'autre lui voulait, et ça l'angoissait franchement. Son cœur se mit à battre plus vite dans sa poitrine alors qu'il se demandait s'il était tombé sur un pervers patientant à l'orée de la forêt pour trouver ses proies.

Lincoln se demandait quelle réaction était la plus appropriée lorsqu'un homme louche s'approchait de vous. Taper dans le tas, c'est ce qu'aurait dit son père. Mais son père était une poule mouillée tapée par sa mère, si bien que Lincoln ne savait plus vraiment s'il devait le faire ou non. Dans le doute, Lincoln se prépara à se battre. Il s'était déjà battu sous sa forme humaine, il y a quelques années de cela - ses réflexes n'avaient sans doute pas eu le temps de s'émousser, et ses capacités devaient encore être bonnes. Si jamais il n'était pas assez fort pour affronter son adversaire, il pourrait s'éclipser à la dernière minute, car il savait qu'il était assez rapide pour distancer la plupart des gens.
L'homme n'eut cependant aucun geste agressif à l'égard de Lincoln, bien au contraire. Il l'appela par son prénom. Une connaissance ? Lincoln ne reconnut pas tout de suite la voix, dans la mesure où il ne s'attendait pas à découvrir quelqu'un qu'il connaissait. La capuche tomba, révélant le visage d'Erwan Thomsen. Le soulagement envahit immédiatement Lincoln. Ce n'était pas un pervers ou un tueur en série, juste un jeune homme normal, comme lui, qui semblait avoir fait du footing, lui aussi.

« Tu m'as fait peur. » avoua Lincoln, qui n'avait pas encore percuté tout ce qu'Erwan avait dit.

Maintenant, il s'en souvenait : Erwan avait dit qu'il ne dirait rien, qu'il n'avait rien vu. De quoi parlait-il ? Lincoln n'avait fait de particulier, il en était certain. Certes, sa petite amnésie semblait donner raison à Erwan, mais imaginer ce qui avait pu provoquer cette réaction était au delà de ses forces. Incapable de comprendre ce qui se passait, Lincoln le regarda, son air signifiant mais quelle bêtise es-tu en train de me raconter ?

« Est-ce que... tu vas bien ? demanda-t-il. On dirait que tu as vu un fantôme. Mais... ce n'est que moi. »

Il haussa les épaules. Erwan était vraiment étrange, aujourd'hui. Il ne réagissait pas comme d'habitude : il semblait dérangé par une idée, et Lincoln en était peut-être la cause. Lincoln essaya de deviner ce qui pouvait en être à l'origine. Ce ne pouvait être ses vêtements, mais son apparence physique en était peut-être la cause - il ne pouvait voir son visage, et il y avait peut-être quelque chose dessus. Lincoln passa rapidement la main sur son visage pour essayer d'enlever une hypothétique poussière qui aurait pu s'y trouver. S'il n'en était pas la cause, alors sans doute y avait-il quelque chose dans la forêt. Une bête sauvage traînait peut-être dans les parages. Lincoln n'avait pas pensé à vérifier aux informations ce matin s'il était sûr de s'y rendre, il commençait à le regretter. Mais il ne pouvait pas exclure la possibilité d'une bête toute récente.
Lincoln se retourna :

« Tu as vu quoi dans la forêt ? Quelque chose de grand ? De terrifiant ? Tu veux que j'aille voir ? »

Immédiatement, Lincoln se pencha pour fouiller autour de lui. Le jeune homme cherchait des traces de pas ou d'animal qui pouvaient être des indices. Il remarqua immédiatement les siennes et celles d'Erwan, ce qui n'était pas étonnant, mais d'autres traces de pas, plus anciennes, étaient celles d'anciens marcheurs. Pas d'animal a priori, mais Lincoln n'était pas assez doué pour les reconnaître. Il décida donc de poursuivre et élargir ses recherches en s'enfonçant un peu dans le sous-bois. Dès que l'on s'éloignait un peu du sentier tracé pour les humains, l'herbe devenait haute, les troncs trop serrés pour lui permettre de se déplacer facilement. Lincoln remua un peu les herbes hautes et s'ennuya rapidement, car il n'y avait strictement rien.
Erwan était étrange. Peut-être imaginait-il des choses.

« Tu veux qu'on aille voir ensemble ? » demanda alors Lincoln, pour l'inviter à venir fouiller avec lui.

Aller à la chasse à la bête sauvage n'était vraiment pas ce dont il rêvait le plus, certainement pas alors qu'il avait subie une amnésie il y a peu. Néanmoins, il n'avait pas le choix : il se devait d'élucider ce mystère le plus rapidement possible. Si Erwan était fou - ce qui était peut-être le cas, à Aarhus, tout le monde finissait par devenir plus ou moins fou -, il était du devoir de Lincoln de le prouver et de l'épauler en cas de besoin. Évidemment, Lincoln ne s'était pas dit qu'il avait un problème. Il accusait facilement les autres d'être fou, mais lui... non, impossible. Il ne voulait pas y croire. Avant d'admettre qu'il était un berserker, Lincoln accepterait plutôt des explications farfelues que la vérité qui, il fallait l'avouer, était difficile à avaler.