Histoire

   Un soleil pâle descend lentement derrière l'horizon. Un petit vent froid fait jouer ses longs cheveux. Lene est heureuse. A 16 ans, la jeune fille vient de passer la plus belle journée de sa courte existence. Elle a réussi à accrocher Erwan Thomsen pour toute la journée. Il est difficile de coincer le jeune homme aux cheveux sombres et au regard si envoûtant. Il est souvent fourré avec ses potes, planqué quelque part aux alentours du port à boire des liqueurs infâmes et à fumer l'Enfer seul sait quoi. Son coeur d'adolescente bat à tout rompre et elle a presque l'impression qu'il pourrait jaillir de sa poitrine pour se mettre à danser joyeusement entre elle et l'objet de son désir. Erwan Thomsen...elle est tombée amoureuse de lui dès le premier jour des cours. Nouvelle arrivée, il avait été la première personne à lui adresser la parole. Elle avait eu du mal à contrôler le feu qui risquait d'empourprer ses joues lorsqu'il lui avait décoché un sourire ravageur qui la faisait encore rêver. Erwan Thomsen...Lene avait rapidement compris que le jeune homme était très courtisé, et par toutes les petites bimbos du bahut. Il ne semblait pas s'en rendre réellement compte, mais elles étaient toutes à ses pieds, prêtes à faire n'importe quoi pour bénéficier de quelques minutes d'attention. En quelques mois, Lene avait obtenu le poste très envié "d'amie proche". Elle connaissait Erwan et ses petites habitudes par coeur. La façon dont il se passait la main dans ses cheveux lorsqu'il était gêné, la minuscule cicatrice qui se dessinait sous son menton lorsqu'il souriait, le petit épi qui se dressait fièrement sur sa nuque et qu'elle avait toujours envie d'effleurer du bout des doigts. Elle était la seule qui s'était réellement intéressée à lui pour ce qu'il était et pas pour ce qu'il représentait. En vérité, Lene haïssait la façon dont les autres filles regardaient Wan. Un trophée, voilà ce qu'il était pour ces cruches...un trophée. Mais de ses sentiments, elle ne lui avait jamais rien dit. Elle ne lui avait jamais montré. Elle s'était toujours cachée par crainte d'un refus ou d'être éconduite comme toutes celles qui l'avaient précédée.

Ca va? Lene sursauta en entendant la voix chaleureuse et le ton presqu'inquiet d'Erwan. Elle leva son regard vert sur son ami. Tu veux qu'on rentre? Il commençait déjà à se lever, prêt à partir et à rentrer chez lui mais Lene tend la main et la referme sur le poignet de l'adolescent avant de doucement le tirer de nouveau vers le bas. Non. C'est bon. C'est juste que...c'est si paisible ici. On a pas l'impression d'être en ville. Elle resta quelques secondes immobile, muette, interdite, tandis qu'avec un naturel innocent, Erwan s'allongeait au sol levant ses iris cristallins sur le ciel ponctué d'étoiles. Etait-ce une invitation? Devait-elle agir de la même façon? Elle coula discrètement un regard sur son compagnon étendu là...si proche...se mordillant la lèvre inférieure, elle glissa sa main sur celle d'Erwan. Il ne la repoussa pas. S'enhardissant, Lene se tourna vers lui, se baissa gracieusement comme si elle allait lui chuchoter quelque chose et sans que rien ne le laisse présager, elle posa ses lèvres sur cette bouche qu'elle avait tant de fois rêvé d'embrasser. Surpris Erwan la poussa doucement mais fermement en arrière. Il se releva, un sourire navré aux lèvres.

Lene, je... Il plissa les lèvres, soudain bien plus gêné qu'elle. Plongeant son regard limpide dans celui de la jeune fille, il poursuivit. Tsss, comment te le dire sans te blesser ou te choquer? Lene entoura ses genoux de ses bras, honteuse, perdue, immensément triste, une boule douloureuse dans la gorge. Il en aimait une autre. Comment avait-elle pu imaginer capturer le coeur du beau meneur de l'équipe de hand ball du bahut? Je suis désolée, Wan. Je ne sais pas ce qui m'a pris. Je... Tournant la tête pour ne plus croiser le regard clair de son ami, elle étouffa un sanglot silencieux. Une main se ferma sur son bras, un menton se posa sur son épaule, un souffle chatouilla son oreille. Lene, je suis gay.

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Thomsen, tu nous as fait quoi, là? Je savais que t'étais gay, pas que t'étais demeuré. Si on perd le match à cause de tes petites humeurs, je t'assure que ça va chier pour ton matricule mon garçon.
Chuis désolé, coatch.
Tu peux.
Oui, mais c'est lui qui a...
Tais-toi donc animal. Tu restes assis et tu saignes en silence. Quand on commence une phrase par "oui mais", c'est pas un argument, c'est une excuse. Se tournant vers le reste de l'équipe, le coach de l'équipe de handball du lycée continue de persifler. On applaudit Thomsen, les mecs. Vous êtes officiellement dans la merde. Va nous falloir un miracle pour gagner. L'espoir...c'est tout ce qu'il nous reste sans Thomsen.

La tête penchée en avant, l'index appuyé sur une narine, Erwan essaie tant bien que mal d'arrêter le saignement de son nez. Comme toujours, il avait réagi au quart de tour à la première remarque homophobe de la part d'un joueur adverse. A trois minutes de la fin, trois minutes décisives, il s'était fait viré du terrain pour bagarre. Il avait déjà remarqué les petits ricanements moqueurs de certains joueurs de l'autre équipe mais ses coéquipiers l'avaient convaincu de les ignorer. Au bout de quelques minutes, les rires railleurs étaient devenus des gestes exagérément maniérés et il avait fallu toute la persuasion de ses potes pour que Wan ne charge pas comme un buffle. Retenu par deux autres joueurs, Erwan avait ravalé fierté et rage se contentant d'un regard noir et d'un jet d'eau froide sur le visage. Mais lorsque le mot "pédé" avait fusé, il avait vu complètement rouge. Erwan a toujours été le plus rapide et le plus agile de son équipe, en un clin d'oeil il avait feinté ses petits camarades, avait foncé sur l'autre joueur. En un bond, il s'était jeté sur ce dernier, le plaquant violemment sur le parquet, levant le poing et l'abattant avec rage et soulagement sur le visage de l'autre. La suite est confuse, comme dans toute bagarre. On essaie de les séparer, on crie, l'arbitre siffle, les coatches hurlent. Erwan sent qu'on lui attrape les chevilles, qu'on le tire en arrière, mais il est hors de question qu'il lâche ce gros con qu'il continue à frapper d'une main et ne lâche pas de l'autre. Son entraîneur s'est alors emparé du ballon et le lui a lancé en pleine tête. Cela suffira à lui faire lâcher prise.
Et le voilà maintenant sur le banc de touche, le nez en sang, un hématome énorme sur le front et des traces de coup sur les côtes. Il sait qu'il aura mal après la douche, mais l'adrénaline et la colère circulent encore dans ses veines alors il s'en fout. Une main fraîche prend appui sur son épaule et une paire de jambes passe au-dessus du banc. Erwan tourne la tête...Lene. Sa meilleure amie et la petite copine d'un de ses équipiers. Sa moue fâchée se passe de tout discours. Elle n'aime pas lorsqu'il se comporte comme le dernier des hommes de néanderthal. Les sourcils froncés, elle le fusille de son regard vert, le nez plissé de colère.

Ben te v'là beau. Pourquoi tu te sens toujours obligé de répondre aux attaques stupides des autres? Comme si tu savais pas ce que tu valais. Erwan...un jour, tu te feras planter ou pire. Il esquisse un sourire adressant une oeillade moqueuse à son amie. Ce n'est pas la première fois qu'il entend ce discours et ces conseils. Un index accusateur se dresse sous son nez. Et arrêtes de sourire, sale gosse, je plaisante pas. L'année prochaine t'es à la fac. Et qui va s'occuper de tes bobos? Elle sort de son immense sac de quoi apaiser les élancements des ecchymoses. Depuis que Lene sort avec un des joueurs de l'équipe, elle avait endossé le rôle de petite infirmière privée. Mais celui dont elle préférait s'occuper c'était Erwan. Malgré ce qu'il s'était passé il y a 3 ans, elle ne pouvait s'empêcher d'éprouver un petit quelque chose pour ce dernier, d'espérer qu'un jour quelque chose pourrait être possible. Est-ce-que tu sauras faire attention à toi? Le ton de la mère en colère impose à Erwan une obéissance instinctive. Sans ménagement, elle souleva le maillot vert dont le possesseur laissa échapper un grognement, et se mit à étaler un baume froid sur les marques rouges. Il t'a pas raté ce crétin. Mais moi non plus, je l'ai pas raté... Il retira son index de sa narine, vérifiant du bout des doigts que son nez n'était pas cassé. Tout ira bien. Pourquoi tu te fais tant de soucis pour moi? Un énorme BUMP sonore résonna dans la salle. Erwan reporta rapidement son attention sur le match pour voir le ballon s'envoler vers le but adverse et le traverser, leur donnant la victoire. Se relevant brusquement, il courut vers son équipe, fou de joie, laissant derrière lui une Lene le coeur lourd, un demi-sourire amer aux lèvres et dont la dernière phrase restera éternellement noyée dans les vivats de la foule T'es un imbécile, Wan.

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Il aurait pu avoir une belle carrière sportive mais Erwan se destine à autre chose. Est-ce du au fait que sa mère est travailleuse sociale? Est-ce parce qu'il n'a jamais complètement perdu cette naïveté enfantine qui lui ferait voir le meilleur dans l'âme la plus noire de la planète? Est-ce parce qu'il fait partie d'une frange de la population dont les droits ne sont pas reconnus partout? Erwan est entré à l'université de sciences sociales d'Aarhus et a décidé de se frotter aux pathologies mentales. Du haut de ses 19 ans, il met les pieds pour la première fois dans un asile. Il s'agit de son premier entretien avec le directeur de l'établissement depuis que sa demande de stage a été acceptée par ce dernier.
Marchant aux côtés du quinquagénaire qui lui décrit les installations, Erwan croise d'étranges personnes. Certaines sont assises, passives, les yeux dans le vide, d'autres feuillettent des illustrés pour enfants. Le médecin lui parle de pathologies comportementales légères. Cet étage est réservé aux patients sages et disciplinés, ceux qui n'ont besoin que d'un soutien médicamenteux léger et y sont extrêmement réceptifs. Ils arrivent à une porte magnétique que l'adulte ouvre avec une carte. Au-delà de ce sas, on arrive aux patients un peu plus problématiques, ceux que l'on est obligé de contenir par des sangles ou des traitements plus lourds. On le met en garde, on lui recommande de se méfier de ces malades là, il y a des menteurs, des manipulateurs, des personnes terriblement futées. On lui déconseille de parler de lui aux patients de cet étage. En passant devant une chambre, Erwan jette un regard par la porte ouverte. Un jeune homme brun aux yeux aussi sombres que les siens sont clairs est étendu là. Pendant quelques secondes, le noir et le bleu se croisent. Quelque chose vient de frapper rudement Wan au creux de l'estomac. Quelque chose qui le fige sur place, le terrifie l'oblige à ne pas rompre ce contact. Cette crainte qu'il éprouve lutte avec une étrange attirance qui ne doit pas avoir grand chose de différent de cette sensation qui pousse les papillons de nuit à se ruer sur une flamme. Le patient se redresse sur un coude, son regard ne cille pas et à l'instant où Wan prend conscience de ce détail, le directeur de l'institut commente. Lukas Rønning...méfiez-vous de lui, Erwan. Ici, plus que nulle part ailleurs au monde, les apparences sont trompeuses et les loups savent se travestir en agneaux. Continuant sa route, Erwan affiche une mine contrariée et un pli soucieux barre son front. Sauf votre respect, Monsieur, c'est un peu trop catho pour moi ce que vous venez de dire mais je vois où vous voulez en venir. D'un geste de la main, le médecin invite son stagiaire à entrer dans la salle de repos du personnel. Face-à-face, il s'installent à une table, échangeant questions et réponses sur les différentes procédures à respecter dans l'établissement. Un dialogue bien impersonnel et trop informel, une atmosphère tendue qui ne met guère Erwan à l'aise jusqu'à ce que le directeur aborde un sujet bien moins sérieux et grave que les maladies mentales. Vous avez failli faire partie de l'AGF Aarhus, n'est-ce-pas?